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Trébizonde, l'empire grec oublié

Chassé de Constantinople par les croisés en 1204, Alexis, un prince de la dynastie des Comnènes, se réfugie sur la rive méridionale de la mer Noire. Plaque tournante du commerce avec l'Orient, le "royaume" connaîtra la prospérité pendant plus de deux siècles.

Par Pascal Dayez-Burgeon *

Ala fin avril 1204, Alexis, un prince byzantin de 22 ans, doit fuir Constantinople, mise à sac par les croisés. Il débarque à Trébizonde, au fin fond de la mer Noire, à la tête d'une flottille géorgienne. Sans coup férir, il s'empare du port, de la ville et de sa citadelle, et se fait proclamer empereur sous le nom d'Alexis Ier Grand Comnène.

Ce coup de force aux confins d'un monde byzantin en ruines aurait pu demeurer le soubresaut sans lendemain d'un âge fertile en rebondissements. Il n'en est rien. L'empire grec de Trébizonde perdurera deux siècles et demi, en dépit des tourmentes qui déferlent sur ce carrefour de l'Anatolie, du Caucase et de la Mésopotamie. Il continuera même d'y avoir des empereurs à Trébizonde alors que Byzance sera tombée aux mains des Ottomans en mai 1453. C'est en effet seulement en 1461 qu'ils devront à leur tour se soumettre au sultan Mehmet II le Conquérant.

L'étonnante longévité de cette enclave grecque et chrétienne en terre d'islam n'échappe pas à l'Occident. Trébizonde inspire les esprits chevaleresques du Moyen Age finissant. Théodora Comnène, la dernière princesse, mariée au khan de la horde du Mouton blanc (une fédération de tribus nomades turkmènes), devient à la fin du XVe siècle l'archétype de la dame en danger à sauver des griffes de l'infidèle.

Puis, avec le temps, l'empire de Trébizonde s'estompe dans les mémoires jusqu'à en disparaître entièrement. Les guides touristiques, lorsqu'il leur arrive de mentionner Trapzon, comme on la nomme aujourd'hui, évoquent un port industriel un peu engourdi du Nord-Est turc et dont le principal titre de gloire tient aux exploits récents de l'équipe de football locale.

L'empire de Trébizonde n'est pas le fruit du hasard. Lorsqu'il s'empare de sa nouvelle capitale, Alexis bénéficie d'une double légitimité. C'est d'abord un prince grec : alors que Constantinople vient d'être enlevée par les croisés, Alexis fait figure de résistant, de continuateur de Byzance. Il n'est pas le seul, mais il a pour lui son origine prestigieuse. Alexis descend en effet de la dynastie des Comnènes qui a régné sur Byzance de 1081 à 1185 et lui a donné son dernier lustre. Toutes les grandes familles byzantines prétendent leur être apparentées, mais Alexis, lui, en est l'héritier direct par les mâles. D'où ce titre de Grand Comnène qu'il s'attribue, et que reprennent ses descendants.

En outre, Alexis a des attaches locales. Avant de s'établir à Constantinople, les Comnènes auraient été de petits nobles ayant des possessions à Kastamouni en Chaldie, au sud-ouest de Trébizonde. Sans qu'on sache exactement comment (par sa grand-mère paternelle ?), Alexis serait également apparenté à la dynastie géorgienne des Bagratides, notamment à la fameuse reine Thamar (1184-1212), qui a mis à sa disposition les troupes nécessaires pour conquérir Trébizonde.

Quant à la cité elle-même, elle bénéficie depuis longtemps sinon de l'indépendance, du moins d'une autonomie de fait. Colonie grecque fondée sans doute au VIIIe siècle avant notre ère, Trébizonde s'est toujours inclinée devant les grandes puissances mais a su profiter de leur décadence pour se redresser. Annexée par les Perses au VIe siècle av. J.-C., elle devient une des principales villes du royaume du Pont, ce nouvel Etat d'Asie Mineure que les Mithridate se taillent au IVe siècle avant notre ère. A nouveau englobée dans l'Empire romain auquel succède Byzance, elle devient une des clés du système de défense oriental destiné à contenir les Perses, les Arabes et les peuples caucasiens. Mais l'installation progressive des Turcs en Anatolie et en Paphlagonie (autour de la ville de Sinope) à partir de la défaite byzantine de Mantzikert, en août 1071, rompt les liens envers une Constantinople déclinante. Aussi, lorsque la capitale de l'Empire byzantin tombe en 1204, la situation est mûre pour que cette autonomie de fait de Trébizonde se mue en indépendance. Une indépendance que les vingt et un successeurs d'Alexis sauront préserver dix générations durant.

Le principal atout de Trébizonde est sa situation. Aux confins orientaux de la mer Noire, la ville contrôle la passe du Zigana, seule voie praticable été comme hiver pour traverser la chaîne pontique et rejoindre la Mésopotamie au sud, la mer Caspienne et l'Asie centrale à l'est. Dernier comptoir chrétien sur la route de la Soie, Trébizonde constitue l'escale ultime, le point de rupture de charge obligatoire pour tout commerce avec l'Orient.

Tissus précieux, denrées rares, parfums, épices, orfèvrerie raffinée : tout passe par cette cité et tout y est systématiquement taxé, pour le plus grand profit du trésor impérial, des marchands et des courtiers locaux. Cette intarissable source de richesses fascine les contemporains. En 1253, lors de la septième croisade, Jean de Joinville par exemple, le grand chroniqueur, assiste à l'audience que Saint Louis, en résidence à Sidon, accorde aux envoyés de Manuel Ier. Il en rapporte surtout que le seigneur de Trébizonde passe pour fabuleusement riche.

L'empire suscite donc nombre de convoitises, à commencer par celles de Gênes et de Venise qui s'efforcent de contrôler le commerce en Méditerranée. Mais plus d'une fois, c'est à cette richesse que Trébizonde doit sa survie en payant tribut aux puissances menaçantes, en corrompant les chefs de guerre pour lever un siège ou en recrutant des mercenaires pour assurer sa défense. A telle enseigne que les puissants de l'époque - Tamerlan par exemple, qui y fait escale en 1402 - considèrent davantage Trébizonde comme un comptoir, une banque, une sorte de Monaco pontique, que comme un véritable Etat.

Avancée byzantine aux frontières de l'Asie profonde, l'empire grec de Trébizonde, tout indépendant qu'il soit, peut à juste titre passer pour une sorte de réplique provinciale et miniature de l'Empire byzantin. Comme à Constantinople, tout converge vers l'empereur. Sur l'acropole rocheuse dont la ville tire son nom ( trapeza en grec signifie table, plate-forme) domine le palais impérial. Ses ruines permettent aujourd'hui encore d'en imaginer la magnificence, unanimement louée par les contemporains. Il constitue le coeur de la cité. A ses pieds s'étendent la vieille ville (ses hôtels aristocratiques et le dôme doré de la basilique métropolitaine), puis la ville basse (port et entrepôts), toutes deux défendues par une puissante muraille, enfin les banlieues avec leurs commerces, leurs ateliers et leurs jardins étagés.

Même s'ils ne règnent que sur leur capitale et son arrière-pays, les Grands Comnènes se parent du titre de « basileus » qui leur donne le pouvoir absolu, portent la couronne impériale et s'entourent de hauts dignitaires aux titres pompeux : grand logothète, protovestiaire, mégaduc. En s'emparant de Trébizonde, Alexis Ier a en effet convié un grand nombre de fonctionnaires byzantins à le rejoindre. Ils feront souche en formant un patriciat urbain en conflit permanent avec les grands propriétaires fonciers et les « seigneurs des vallées » de l'arrière-pays.

Comme à Byzance, les chroniques impériales regorgent de complots compliqués et de drames sanglants. Ainsi pour s'emparer du pouvoir, les Grands Comnènes sont prêts à tout. Manuel Ier fait enfermer son neveu dans un monastère (1238), Andronic III fait assassiner ses frères (1330) ; Basile Ier, son neveu Manuel II (1332) ; Jean IV, son propre père, Alexis IV (1429).

Cousine de Byzance, Trébizonde n'en atteste pas moins d'une indéniable originalité. L'empire est un carrefour, un creuset. Aux influences grecques se mêlent, bien plus qu'à Byzance, les apports caucasiens, perses, voire turcs. Le voisin géorgien est très présent à la cour, où les alliances dynastiques avec les Bagratides sont fréquentes, comme dans les quartiers marchands de la banlieue ou dans les milieux artistiques. L'admirable basilique Sainte-Sophie-Hors-les-Murs, récemment restaurée, doit beaucoup à cette influence géorgienne. Bien souvent, ce sont des clercs de Trébizonde qui découvrent, traduisent, commentent les traités de mathématiques et d'astronomie venus de Perse ou d'Extrême-Orient.

A force d'alliances matrimoniales, à la cour et dans les palais, on parle aussi bien le turc et le persan que le grec. L'exemple le plus typique en est Georges Amiroutzès. Grand dignitaire sous les derniers Comnènes, il est apparenté au généralissime de l'armée de Mehmet II et négocie à ce titre la reddition de l'empire. Etant parvenu à gagner les bonnes grâces du sultan pour qui il traduit les traités de géographie de Ptolémée, il finit en dignitaire ottoman.

L'originalité trapézontine touche aussi la religion. La foi est vive à Trébizonde, couverte d'églises, aujourd'hui transformées en mosquées. Un des centres en est l'étonnant monastère rupestre de Souméla, littéralement suspendu à flanc de montagne, à plusieurs centaines de mètres d'altitude. Les orthodoxes se rappellent également que saint Athanase, le fondateur de la cité monastique du mont Athos, était originaire de Trébizonde. Pour autant, à la cour comme à la ville, tout en se passionnant pour les questions de dogme, on fait volontiers montre de tolérance. Le cardinal Bessarion (1403-1472) en est l'exemple le plus frappant. Prêtre, philosophe, mathématicien, diplomate, Bessarion est un des plus brillants esprits de son temps. Conseiller du basileus Jean VIII de Byzance au concile de Florence (1439), il y plaide sans relâche en faveur de la réconciliation des Eglises catholique et orthodoxe. Réfugié en Italie où il est fait cardinal et manque même d'être élu pape, il réunit une inestimable collection de manuscrits grecs et perses qu'il lègue à sa mort à la bibliothèque Marciana de Venise. Cette curiosité d'esprit, cette tolérance, cet humanisme avant la lettre, c'est à sa ville natale qu'il les dédie, dans un Eloge de Trébizonde composé au soir de sa vie, alors que l'empire n'existe plus.

Si la chute de Constantinople constitue pour l'Occident un traumatisme affectif et symbolique, celle de Trébizonde, trop lointaine, trop méconnue, trop inéluctable, n'a guère d'impact. Au lieu de défendre son trône jusqu'à la mort comme Constantin XI de Byzance, David Comnène a préféré traiter avec Mehmet II par l'intermédiaire du subtil Amiroutzès. Contre la remise des clés de la ville, il est autorisé à quitter sa capitale avec sa cour et son trésor pour s'établir près d'Andrinople, aujourd'hui Edirne. Les esprits chevaleresques n'y trouvent pas leur compte, même si deux ans plus tard, sous le prétexte d'un complot, le même Mehmet fait emprisonner David et ses fils dans la sinistre forteresse des Sept Tours de Constantinople, avant de les faire exécuter. L'histoire de Trébizonde s'achève ainsi sans gloire et entre dans l'oubli.

Dans l'oubli, mais aussi dans la légende : l'empire de Trébizonde se mue petit à petit en fable, détachée de toute réalité. Dans le Quart Livre par exemple (1548), Rabelais fait allusion aux « escholiers de Trébizonde » comme nous parlerions des habitants de la Lune ou de la planète Mars. En 1640, l'écrivain génois Jean-Ambroise Marini publie Coloandro, un roman qui obtient un tel succès qu'il est constamment réédité pendant un demi-siècle et même traduit en français. Fort probablement inspiré par les rapports de Caterino Zéno, ambassadeur de Gênes à Trébizonde puis à Tabriz auprès d'Uzun Hasan, il n'évoque en fait qu'une Trébizonde de légende.

Par la suite, les références à Trébizonde chez les poètes et les romanciers européens doivent surtout à Marini. Un des derniers en date est Offenbach qui, en 1868, compose une Princesse de Trébizonde pour renouer avec son succès de l'année précédente, La Grande-Duchesse de Gérolstein . Seule l'aura légendaire compte puisque la princesse en question n'y est plus qu'un mannequin d'étalage destiné à faire rêver les petites mains romantiques en quête d'amour et d'exotisme.

C'est au mythe de ses princesses à la réputation de noblesse et de beauté que le nom de Trébizonde reste principalement lié. A l'origine comme à sa chute, Trébizonde mêle son destin à celui de deux glorieuses figures, Thamar de Géorgie et Théodora Comnène, surnommée Despina Hatun, surnom gréco-turc qui signifie « princesse des princesses ».

Plusieurs princesses Comnène vont d'ailleurs occuper le trône : Théodora, fille de Manuel Ier, qui renverse pendant quelques mois son frère Jean II (1282), ou encore Irène et Anne en 1341. Manifestement, le pouvoir n'est pas réservé aux hommes. Certaines légendes turques rapportent que ces Médées médiévales dissimulaient des queues fourchues sous leurs atours d'apparat.

Une autre légende, plus connue, concerne saint Georges. D'après certaines sources, c'est à Trébizonde que le pieux chevalier aurait terrassé le dragon. Et pour peindre la princesse délivrée par saint Georges, Pisanello, l'auteur des fresques de Sainte-Anastasie de Vérone, se serait inspiré de l'extraordinaire beauté de Marie de Trébizonde, épouse du basileus Jean VIII, invité au concile de Florence (1439). Depuis, la princesse de Cyrène de Pisanello est devenue la princesse de Trébizonde. La chute de l'empire et la tentative de restauration de Théodora Comnène auraient confirmé l'assimilation. En écho au dragon de la Toison d'or ou aux prétendues queues fourchues des princesses Comnène, Trébizonde entre ainsi de plain-pied dans la légende.

Si vous vous rendez aujourd'hui sur la place du Taksim, située à l'est de la ville, à l'emplacement du forum qui attirait au temps de l'empire tous les marchands de passage à Trébizonde, les commerçants chercheront à tout prix à vous vendre leur dernière récolte de noisettes - ces noisettes produites en abondance dans les vallées et que les basileus avaient coutume d'offrir pour solder leur interminable contentieux commercial avec Gênes. Preuve que Trébizonde n'est pas morte.

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* Pascal Dayez-Burgeon est actuellement conseiller culturel à l'ambassade de France à Séoul.

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Repères

1085

Début de la dynastie des Comnènes à Byzance.

1204

Quatrième croisade. Français et Allemands s'emparent de Constantinople. Alexis s'installe à Trébizonde : début de la dynastie des Grands Comnènes.

1364

Accords commerciaux entre Venise et Alexis III. Trébizonde connaît une dernière grande période de prospérité.

1429

Le sultan Mehmet II impose le tribut à Jean V.

1453

Prise de Byzance par les Ottomans.

1461

L'empire de Trébizonde se soumet à son tour et disparaît.

Des Comnènes en Corse

Selon certaines traditions, que ne corrobore aucun document historique, les Comnènes de Trébizonde se seraient maintenus jusqu'à nous. Nicéphore, un des fils de David, le dernier empereur (1459-1461), aurait survécu et après une longue errance, se serait établi dans le Péloponnèse. Ses descendants, sous le nom de Stéphanopoulous, étymologiquement « fils de la Couronne », prirent la tête des Grecs qui, en 1676, émigrèrent à Cargèse en Corse pour échapper à l'islamisation forcée. A la fin du XVIIIe siècle, à l'appui de prétentions nobiliaires, ces Stéphanopoulos corses relevèrent le nom de Comnène. Marie Stephanopoli de Comnène, épouse de Benjamin Crémieux, traductrice de Pirandello et historienne de la Corse, en est a figure la plus récente. Ces Comnènes modernes semblent avoir préféré se réclamer de Byzance que de Trébizonde, trop méconnue.

En complément

- Vie et mort de Byzance de Louis Brehier (Paris, 1946).

- Trébizonde en Colchide d'Emile Janssens (Bruxelles, 1969).

http://www.historia.presse.fr/

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